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Le massacre du 17 octobre 1961 à Paris.

Le 17 octobre 1961 alors que la guerre d’Algérie touche à sa fin, le FLN appelle à une manifestation pacifique dans les rues de Paris pour dénoncer le couvre-feu raciste imposé quelques jours plus tôt aux Algériens et par extension à tous les Maghrébins (obligation d’être sans cesse isolé, et interdiction aux travailleurs algériens de sortir de 20h30 à 5h30, les cafés tenus par des musulmans doivent fermer à 19h...). Cette manifestation rassemble environ 30.000 personnes.

Début de la manifestation

Le préfet de police de Paris, Maurice Papon, qui a reçu carte blan­che des plus hautes auto­ri­tés, dont de Gaulle, lance, avec 7.000 poli­ciers, une répres­sion san­glante. Il y aura 11.730 arres­ta­tions, et peut-être beau­coup plus de 250 morts, noyés ou exé­cu­tés, parmi les Algériens.
Ce crime au coeur de l’État fran­çais a finalement été reconnu par un communiqué de presse de l’Elysée du 17 octobre 2012, une proposition de loi a été déposée le 18 octobre 2011 mais n’a pour l’instant reçu aucune suite.

Le 27 octo­bre 1961, Claude Bourdet, ancien compagnon de la libération, alors conseiller muni­ci­pal de Paris et aussi jour­na­liste à « France-Observateur », avait inter­pellé le préfet de police, Maurice Papon, en plein conseil muni­ci­pal de Paris sur l’exac­ti­tude des faits qui se lisaient dans la presse pari­sienne, à savoir le repê­chage dans la Seine de 150 cada­vres d’Algériens depuis le 17 octo­bre 1961 entre Paris et Rouen.

« Monsieur le Préfet de Police »
Intervention de Claude Bourdet au Conseil muni­ci­pal de Paris, le 27 octo­bre 1961

 Les silen­ces de Monsieur Maurice Papon

« J’en viens d’abord aux faits. Il n’est guère besoin de s’étendre. Parlerai-je de ces Algériens cou­chés sur le trot­toir, bai­gnant dans le sang, morts ou mou­rants, aux­quels la Police inter­di­sait qu’on porte secours ? Parlerai-je de cette femme enceinte, près de la place de la République, qu’un poli­cier frap­pait sur le ventre ? Parlerai-je de ces cars que l’on vidait devant un com­mis­sa­riat du quar­tier Latin, en for­çant les Algériens qui en sor­taient à défi­ler sous une véri­ta­ble haie d’hon­neur, sous des matra­ques qui s’abat­taient sur eux à mesure qu’ils sor­taient ? J’ai des témoi­gna­ges de Français et des témoi­gna­ges de jour­na­lis­tes étrangers. Parlerai-je de cet Algérien inter­pellé dans le métro et qui por­tait un enfant dans ses bras ? Comme il ne levait pas les bras assez vite, on l’a pres­que jeté à terre d’une paire de gifles. Ce n’est pas très grave, c’est sim­ple­ment un enfant qui est marqué à vie !

Je veux seu­le­ment men­tion­ner les faits les plus graves et poser des ques­tions. Il s’agit de faits qui, s’ils sont véri­fiés, ne peu­vent pas s’expli­quer par une réac­tion de vio­lence dans le feu de l’action. Ce sont des faits qui méri­tent une inves­ti­ga­tion sérieuse, détaillée, impar­tiale, contra­dic­toire.

D’abord, est-il vrai qu’au cours de cette jour­née, il n’y ait pas eu de bles­sés par balle au sein de la Police ? Est-il vrai que les cars radio de la Police aient annoncé au début de la mani­fes­ta­tion dix morts parmi les forces de l’ordre, mes­sage néces­sai­re­ment capté par l’ensem­ble des bri­ga­des... et qui devait donc exci­ter au plus haut point l’ensem­ble des poli­ciers ? C’était peut-être une erreur, c’était peut-être un sabo­tage, il fau­drait le savoir ; et peut-être, d’autre part, n’était-ce pas vrai. C’est pour cela que je veux une enquête.

De même, est-il vrai qu’un grand nombre des bles­sés ou des morts ont été atteints par des balles du même cali­bre que celui d’une grande manu­fac­ture qui four­nit l’arme­ment de la Police ? Qu’une grande partie de ces balles ont été tirées à bout por­tant ? Une enquête dans les hôpi­taux peut donner ces ren­sei­gne­ments. Il est clair que ce n’est pas n’importe quelle enquête et que ceux qui la feraient devraient être cou­verts par son carac­tère offi­ciel et savoir qu’ils ne ris­que­raient rien en disant la vérité.

Et voici le plus grave : est-il vrai que dans la « cour d’iso­le­ment » de la Cité, une cin­quan­taine de mani­fes­tants, arrê­tés appa­rem­ment dans les alen­tours du bou­le­vard Saint-Michel, sont morts ? Et que sont deve­nus leurs corps ? Est-il vrai qu’il y a eu de nom­breux corps reti­rés de la Seine ? Dans les milieux de presse, et pas seu­le­ment dans les milieux de la presse de gauche, dans les rédac­tions de la presse d’infor­ma­tion, on parle de 150 corps reti­rés de la Seine entre Paris et Rouen. C’est vrai ou ce n’est pas vrai ? Cela doit pou­voir se savoir. Une enquête auprès des ser­vi­ces com­pé­tents doit per­met­tre de le véri­fier. Cela impli­que, ai-je dit, non pas une enquête poli­cière ou admi­nis­tra­tive, c’est-à-dire une enquête de la Police sur elle-même, mais une enquête très large, avec la par­ti­ci­pa­tion d’élus.

 L’essen­tiel

J’en viens main­te­nant au propos qui est pour moi l’essen­tiel : celui qui vous concerne direc­te­ment, Monsieur le Préfet de Police. Mon projet n’est pas de clouer au pilori la Police pari­sienne, de pré­ten­dre qu’elle est com­po­sée de sau­va­ges, encore qu’il y ait eu bon nombre d’actes de sau­va­ge­rie. Mon projet est d’expli­quer pour­quoi tant d’hommes, qui ne sont pro­ba­ble­ment ni meilleurs, ni pires qu’aucun de nous, ont agi comme ils l’ont fait. Ici je pense que, dans la mesure où vous admet­trez par­tiel­le­ment ces faits, vous avez une expli­ca­tion. Elle a d’ailleurs été donnée tout à l’heure : elle réside dans les atten­tats algé­riens, dans les pertes que la Police a subies.

Il s’agit seu­le­ment d’expli­quer, sur le plan sub­jec­tif, l’atti­tude de la Police, cette expli­ca­tion est, en partie, suf­fi­sante. Nous nous sommes incli­nés assez sou­vent ici sur la mémoire des poli­ciers tués en ser­vice com­mandé pour le savoir, mais cela n’expli­que pas tout. Et sur­tout, ces expli­ca­tions sub­jec­ti­ves ne suf­fi­sent pas. Le poli­cier indi­vi­duel riposte lorsqu’il est atta­qué, mais il faut voir les choses de plus loin. Ce qui se passe vient d’une cer­taine concep­tion de la guerre à outrance menée contre le natio­na­lisme algé­rien. Ici on peut me répon­dre : « Auriez-vous voulu que nous lais­sions l’ennemi agir libre­ment chez nous ? Et même com­met­tre des crimes impu­né­ment ? » Sur ce plan, la logi­que est iné­vi­ta­ble : l’ennemi est l’ennemi ; il s’agit de le briser par tous les moyens, ou pres­que. Mais l’ennemi répond alors de la même façon, et on arrive là où nous sommes aujourd’hui. Il était impos­si­ble qu’il y ait une guerre à outrance en Algérie et qu’il ne se passe rien en France. Mais ce que je dis - et cela me semble véri­fié pour tout ce qu’on a dit ici, à droite, sur la puis­sance du FLN en France, et sur la menace qu’il repré­sente -, c’est qu’il aurait pu rendre la situa­tion infi­ni­ment plus grave qu’il ne l’a rendue.

 La guerre à outrance

Les diri­geants algé­riens ont agi non pas en vertu de sen­ti­ments d’huma­nité mais dans leur propre inté­rêt, parce qu’ils vou­laient pou­voir orga­ni­ser les Algériens en France, parce qu’ils vou­laient « col­lec­ter » comme on l’a dit et cela, vous le savez bien, en géné­ral beau­coup plus par le consen­te­ment que par la ter­reur. Il y avait là aussi, pro­ba­ble­ment, l’influence d’un cer­tain nombre de cadres algé­riens, en par­ti­cu­lier de ces cadres syn­di­caux de l’UGTA, très enra­ci­nés dans le mou­ve­ment syn­di­cal fran­çais, très pro­ches de la popu­la­tion métro­po­li­taine, hos­ti­les au ter­ro­risme. Ce sont mal­heu­reu­se­ment eux, jus­te­ment, parce qu’ils étaient connus, repé­rés, voyants, qui ont été les pre­miers arrê­tés, sou­vent dépor­tés en Algérie, et on ne sait pas mal­heu­reu­se­ment, vous le savez, ce que ceux-là sont deve­nus.

Vous répli­que­rez qu’il y a eu, dès le début de la guerre, des règle­ments de compte entre Algériens, des liqui­da­tions de dénon­cia­teurs, etc., c’est-à-dire des crimes que la Police ne pou­vait pas tolé­rer, quelle que fût sa poli­ti­que. Oui, mais il y a, pour la Police, bien des façons d’agir et dans les pre­miers temps, on n’a pas vu se pro­duire, du côté poli­cier, les vio­len­ces extrê­mes qui sont venues ulté­rieu­re­ment. Ce que je dis, c’est qu’à un cer­tain moment, on a estimé que cette action de la Police ne suf­fi­sait pas.

On a estimé qu’il fal­lait qu’à la guerre à outrance menée contre le FLN en Algérie cor­res­ponde la guerre à outrance menée contre le FLN en France. Le résul­tat a été une ter­ri­ble aggra­va­tion de la répres­sion, la recher­che par tous les moyens du « ren­sei­gne­ment », la ter­reur orga­ni­sée contre tous les sus­pects, les camps de concen­tra­tion, les sévi­ces les plus ini­ma­gi­na­bles et la « chasse aux ratons ».

Je dis, Monsieur le Préfet de Police, que vous-même avez par­ti­cu­liè­re­ment contri­bué à créer ainsi, au sein d’une popu­la­tion misé­ra­ble, épouvantée, une situa­tion où le réflexe de sécu­rité ne joue plus. Je dis que les consi­gnes d’atten­tats contre la Police étaient bien plus faci­les à donner dans un climat pareil de déses­poir. Je dis que même si de telles consi­gnes n’exis­taient pas, le déses­poir et l’indi­gna­tion suf­fi­saient sou­vent à causer des atten­tats spon­ta­nés, en même temps qu’à encou­ra­ger ceux qui, au sein du FLN, vou­laient en orga­ni­ser. Je dis qu’on a ali­menté ainsi un enchaî­ne­ment auquel on n’est pas capa­ble de mettre fin.

 Est-il vrai ?

Je pense, Monsieur le Préfet de Police, que vous avez agi dans toute cette affaire exac­te­ment comme ces chefs mili­tai­res qui consi­dè­rent que leur propre succès et leur propre mérite se mesu­rent à la vio­lence des com­bats, à leur carac­tère meur­trier, à la dureté de la guerre. C’était la concep­tion du géné­ral Nivelle au cours de l’offen­sive du Chemin des Dames, et vous savez que l’Histoire ne lui a pas été favo­ra­ble. C’est cette concep­tion qui a été la vôtre à Constantine et celle que vous avez voulu impor­ter dans la région pari­sienne, avec les résul­tats que l’on sait. Maintenant, vous êtes pris à votre propre jeu et vous ne pouvez pas vous arrê­ter, même en ce moment, à une époque où la paix paraît pos­si­ble. La ter­reur à laquelle la popu­la­tion algé­rienne est sou­mise n’a pas brisé la menace contre vos pro­pres poli­ciers, bien au contraire. J’espère me trom­per, j’espère que vous n’aurez pas relancé, d’une manière encore pire, l’enchaî­ne­ment du ter­ro­risme et de la répres­sion.

Car, enfin, il n’était pas condam­na­ble, il était excel­lent que le FLN cher­che, lui, à sortir de cet engre­nage par des mani­fes­ta­tions de rue, des mani­fes­ta­tions dont un grand nombre de gens ont dit qu’elles étaient, à l’ori­gine, paci­fi­ques. Nous aurions dû com­pren­dre, vous auriez dû com­pren­dre, que c’était là l’exu­toire qui per­met­trait au déses­poir de ne pas se trans­for­mer en ter­ro­risme. Au lieu de cela, vous avez contri­bué à créer une situa­tion pire. Vous avez réussi, et peut-être cer­tains s’en féli­ci­tent-ils, à dres­ser contre les Algériens, il faut le dire, une partie impor­tante de la popu­la­tion pari­sienne qui ne com­prend pas évidemment pour­quoi ces Algériens mani­fes­tent. Elle n’est pas algé­rienne, cette popu­la­tion, elle ne vit pas dans les bidon­vil­les, sa sécu­rité de tous les ins­tants n’est pas mena­cée par les harkis, etc. Alors, évidemment, « que vien­nent faire dans les rues ces Algériens ? Leur atti­tude est incom­pré­hen­si­ble ! »

Je dis, Messieurs les Préfets, mes chers col­lè­gues, que loin de cher­cher à répri­mer l’agi­ta­tion poli­ti­que des Algériens, nous devons dans cette pers­pec­tive de négo­cia­tion, de paix, qui s’ouvre enfin, même si c’est trop tard - nous devons cher­cher à léga­li­ser l’acti­vité poli­ti­que des Algériens en France. Il faut que leur action poli­ti­que s’effec­tue au grand jour, avec des orga­ni­sa­tions léga­les, donc contrô­la­bles, avec des jour­naux que l’on puisse lire. Nous devons leur lais­ser d’autres moyens que ceux du déses­poir.

Monsieur le Préfet de Police, cela sup­pose que vous, vous chan­giez d’atti­tude. Ici je suis obligé de vous poser une ques­tion très grave. Je vous prie, non pas de m’en excu­ser, car vous ne m’en excu­se­rez pas, mais de com­pren­dre qu’il est dif­fi­cile, pour un jour­na­liste qui sait que son jour­nal sera saisi, si quoi que ce soit déplaît un peu trop à la Police ou au gou­ver­ne­ment, d’écrire un arti­cle sur ce sujet. Mais quand ce jour­na­liste est conseiller muni­ci­pal, il a la pos­si­bi­lité de venir dire ces choses à la tri­bune et de les dire sans amba­ges.

Voici ma ques­tion : est-il vrai qu’au mois de sep­tem­bre et d’octo­bre, par­lant à des mem­bres de la Police pari­sienne, vous ayez affirmé à plu­sieurs repri­ses que le minis­tre de la Justice avait été changé, que la Police était main­te­nant cou­verte, et que vous aviez l’appui du gou­ver­ne­ment ? Si c’était vrai, cela expli­que­rait, en grande partie, l’atti­tude de la Police au cours de ces der­niers jours. Si ce n’est pas vrai, tant mieux. De toute façon, d’ici quel­ques années, d’ici quel­ques mois, quel­ques semai­nes peut-être, tout se saura, et on verra qui avait raison. Et si j’avais eu tort aujourd’hui, je serais le pre­mier à m’en féli­ci­ter. »

- Extrait du livre “Mes batailles” de Claude Bourdet (Ed. In Fine, 1993) pages 161/167 et aussi paru dans la revue France-Observateur du 2 novem­bre 1961 -

Article publié le 17 octobre 2013.


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